De la chaleur entre les cases
Il y a quelque temps, dans le tram, j'étais assise près d'un jeune homme anodin. Enfin, anodin... je dis ça comme pour dire habituel, c'est-à-dire du genre que je rencontre dans ma vie sociale (relativement uniforme, quand on y pense). Equipé d'un smart phone qui va bien, habillé avec soin et goût mais sans excentricité, le sac à dos du citadin dynamique posé à côté de lui et la presque trentaine encore invisible, cachée entre une fin de vie étudiante et un début de vie professionnelle. Il pianotait de facebook en page d'accueil du Monde.
C'est avec une certaine dose de lassitude à propos de ma propre vie sociale répétitive et d'un oeil distrait que je l'avais rangé dans la même case socio-économique que tout ce petit monde que je côtoie depuis mon passage à l'université. Qui comme n'importe quel petit monde, peut parfois être la caricature de lui-même. Je réfléchissais au challenge qui consiste à rencontrer des personnes vraiment différentes, au fur et à mesure que nos vies se précisent et s'accélèrent. Bref, c'était un jour de pluie et la morosité était de la partie.
Comme cela m'arrive parfois, j'ai pensé aux copines célibataires qui désespèrent de rencontrer du sang neuf et je me suis dit que ce type ferait parfaitement l'affaire. En tout cas, il ne déparerait pas dans notre groupe. Mais je me suis aussi dit qu'aborder un inconnu dans les transports publics pour lui proposer un verre avec une fille qui n'est pas moi, c'était particulièrement compliqué à amener sans effrayer son interlocuteur.
Et puis un autre homme est entré dans le tram. Il était clairement d'une autre case socio-économique. C'était un vieil homme maghrébin, avec des vêtements fatigués et un sac plastique vide, comme dans une chanson de Souchon. Le jeune homme et le vieil homme se sont salués de loin. Je ne doute absolument pas que, tous les jours, des tas de gens transgressent les cases et entrent contact. Mais ce jour-là, cela répondait précisément à mon besoin d'inattendu. Cet échange a suffit à me faire lever la tête 30 secondes. Je me suis demandée comment ces deux personnes avaient bien pu se rencontrer puis j'ai repris ma lecture.
Le reste de l'action s'est déroulée en trois temps.
Après quelques minutes, j'ai vu du coin de l'oeil le jeune homme sortir un papier de son sac et le plier en tout petit. Je n'y ai pas vraiment prêté attention.
Quelques arrêts plus loin, le jeune homme s'est levé pour rejoindre la porte du tram, en s'avançant vers le vieil homme. Ils se sont pris les mains de façon chaleureuse et ont échangé quelques mots qui ont satisfait ma curiosité. Le vieil homme demandait dans un français approximatif et chantant si le jeune homme avait fini ses études. Le jeune homme, comme un gentil garçon poli et respectueux de l'âge, a dit: "Oui, oui, monsieur, j'ai terminé maintenant. Je viens de trouver un travail". Le vieil homme avait l'air content pour lui. Le jeune a demandé au vieux si sa jambe était guérie. Le vieil homme a répondu oui. Il y avait beaucoup de reconnaissance et de chaleur réciproque dans cet échange poli.
Quelques minutes plus tard, les portes se sont ouvertes. Le jeune homme qui avait pris de l'avance est descendu. Moi qui descendais au même arrêt mais qui traîne toujours un peu la patte, je me levais à peine. Je suis passée à côté du vieil homme. Il dépliait un tout petit papier. C'était un chèque-repas qui était passé de façon inaperçue d'une main à l'autre. Il a souri et tourné la tête mais le jeune homme était déjà parti.
Ce n'est que qu'à ce moment là que l'ensemble de l'action s'est ordonnée dans ma tête et que les différents épisodes ont pris sens.
Le jeune homme a traversé la rue. Le feu est passé au rouge. J'ai suis donc restée de l'autre côté du passage pour piétons et je l'ai vu entrer dans son appartement. Je me suis dit qu'il ferait un super bon parti pour les copines célibataires. Mais je me suis aussi à nouveau dit qu'aborder un inconnu dans les transports publics pour lui proposer un verre avec une fille qui n'est pas moi, c'était particulièrement compliqué à amener sans effrayer son interlocuteur.
A la rigueur, je pourrais leur donner son adresse et puis elles se débrouillent.