Une respiration
Il y a eu la nouvelle à Noël, que 2015 sonnerait comme la fin de notre intimité car ma mère devait vivre chez nous, à mi-temps chez ma soeur, sinon elle était sur le trottoir.
Il y a eu effectivement la fin de l'intimité, pendant quelques semaines et l'organisation compliquée autour de mon cycle en partie imprévisible, pour qu'elle ne soit pas là les jours d'hôpital.
Et toutes l'énergie partie en bottage de fesses, engueulade en règle, explications administratives pour la sortir de chez nous le plus vite possible.
Il y a eu l'arrêt respiratoire de ma mère, dans un état de délabrement physique causé par tant de passivité que celle qui a mené au délabrement de sa vie, réveillée à coup de baffes et d'appel aux urgences et médecin de garde. Le tout dans le canapé de ma soeur qui traumatisée par l'incident se remet aux petites pilules du bonheur.
Il y a eu deux nuits à la surveiller dormir, sur ordre du médecin, avec aucune abnégation filiale mais beaucoup de colère, alors que les douleurs vives des règles commençaient à coloniser mon ventre dans une tristesse immense.
Il y a eu le jour de récupération trop peu et la fatigue en trop juste avant de prendre connaissance de la procédure de la Fécondation In Vitro, ce qui a mené à une très mauvaise assimilation de l'information, entre cris et pleurs.
Il y a la FIV, plus trash et moins sûre que ce que je le pensais, alors que ce que je pensais me laissait déjà effrayée.
Il y a eu, comme tous les mois depuis 2 ans, trois jours à pleurer mes règles. Seule ou accompagnée des larmes de Spéculoos.
Il y a eu Spéculoos qui est tombé dans les escaliers, du haut jusque tout en bas - tellement peu surprenant, au regard de notre jauge d'énergie nerveuse à moins quinze - et qui a fait un petit tour par les urgences.
Il y a eu une dernière insémination, volée au plan d'action initial, qui fut plus douloureuse et éprouvante que les autres. Légèrement plus, mais elle a fait déferler l'épuisement contenu de toutes ces heures passées dans la salle d'attente ou les jambes en l'air sur des fauteuils des gynécos.
Il y a eu un rendez-vous avec des amis néerlandais bienveillants et ce message inquiet ensuite qui dit à quel point j'ai l'air triste, alors que pourtant je résume les coups durs et insiste sur les bonnes nouvelles, toujours : l'obtention d'une bourse pour m'aider à terminer la thèse et plusieurs entretiens.
Il y a eu des semaines de suspens à presque exploser en plein vol, à attendre de savoir si l'insémination avait fonctionné et si j'avais décroché le job de mes rêves.
Il y a eu tous les refus qui sont arrivés en quelques jours, clôturant une série de processus de sélection dont j'avais passé toutes les étapes, dans un investissement nerveux considérable masqué sous une apparente calme assurance.
Il y a la mauvaise image que j'ai de moi, quand on me demande où en est ma thèse et que je réponds qu'elle en est toujours au même point, parce qu'entre tous ces bulldozers émotionnels, j'en viens à oublier ce que je réalise malgré tout : qu'hier j'ai écrit 15 pages et que la semaine dernière j'ai envoyé des chapitres en lecture.
Il y a eu des jours de migraine à ne pas pouvoir voir la lumière du jour.
Il y a eu juste après ma grand-mère très malade, à aller voir d'urgence et vomir dans le train à l'aller, à cause du malaise d'être peut-être confrontée par la même occasion à mon père.
Il y a eu le fait qu'après mon passage elle se soit barricadée chez elle pour mourir, mettant tout le monde à la porte et ne répondant plus au téléphone. Et la dépendance à mon père, seul sur place, à pouvoir intervenir et nous donner des informations concrètes sur ce qui lui arrive.
Il y a eu l'absence d'information concrète, l'inquiétude pour ma grand-mère recouverte par un lynchage nauséabond de ma personne par mon père, première offensive dont je ne suis plus le dommage collatéral mais la cible et chacune de ces horreurs ressenties comme des coups portés au ventre, qui m'ont laissées désorientée dans ma propre ville.
Il y a le fait qu'elle est maintenant à l'hôpital et que je ne suis pas en état de l'appeler.
Il y a eu vouloir s'acheter des tampons pour ces foutues règles et ne pas pouvoir en raison d'un solde insuffisant et l'angoisse du chômage qui l'accompagne.
Il y a encore le petit bracelet à mon nom + une gommette de couleur qu'on reçoit des infirmières, qui sert à confirmer la bonne identification de l'échantillon de sperme le jour de l'insémination. Qui ressemble à ces bracelets que portent les nouveaux nés à la maternité, et qu'il est si difficile de jeter sans pleurer un petit être qui n'a pourtant jamais existé.
Et ça, c'est juste les trois derniers mois. Les précédents ont été du même acabit.
Lundi passé, j'ai craqué.
Et maintenant, il y a la pause. Je ne réponds plus au téléphone, n'appelle personne. Même s'il est question de vie ou de mort. Il y a eu trop de questions de vie ou de mort. ça fait longtemps que je ne donne plus rien à moins d'un cas de force majeure, avec ma famille, mais il faut croire qu'elle se surpasse en la matière. J'ai déplacé tous mes rendez-vous à venir d'un mois, et pris ceux qui devaient être pris en les plaçant le plus tard possible. De l'avis des personnes qui me suivent, je n'ai pas l'énergie que demande la FIV pour le moment. Il y a encore quelques semaines, il m'aurait été insupportable de mettre ce qui me tient le plus à coeur en pause à cause des assaillants. Mais là, c'est une évidence. Suivant le conseil d'une amie, je fais cependant attention à ne pas dire "je ne suis pas capable de" mais "pour le moment, je ne suis pas en état".
Je prévois des escapades pas trop fatigantes, des moments qui font du bien. Je ne fais que ce que je veux ou peux, sans l'anticiper, au moment où ça se présente, dans l'état dans lequel je suis. Je vois des personnes très malmenées elles aussi. Pas pour parler de choses plombantes, mais pour ne pas être mises sous pression du "relativise, rigole un peu !". Et souvent on rigole quand même, mais c'est pas obligé. Je tente d'enfermer la tristesse dans une petite boîte, en attendant, pour qu'elle ne vienne pas empêcher le repos. On enferme la tristesse dans une petite boîte et on s'aime très fort. On revient aux fondamentaux, à ce qui fait notre force, à l'idée qu'il y a pire ailleurs aussi, même quand parfois le coeur n'y est pas. On reprend une liberté de mouvement, de calendrier, financière et sexuelle qui depuis deux ans est cadenassée par un enfant qui n'arrive pas. Au programme: un hôtel à Maastricht, une semaine à écrire devant la mer. Je me remets doucement à fonctionner pour ma thèse. ça avance.
Et ça durera comme ça autant que c'est nécessaire.