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Les filles sages vont au paradis, les autres où elles veulent
9 janvier 2016

La thèse, entre aliénation et perspectives - II

 

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La charge de travail, et au-delà : la charge émotionnelle et rapport vie privée/vie professionnelle

Pour ce qui est de la quantité de travail : le travail consacré au doctorat en tant que tel (c'est-à-dire la recherche et l'écriture) n'est pas insurmontable. Mais on ne s'en rend compte que vers la fin, quand le sujet est bien circonscrit. Avant cela, l'impression de marasme est tenace et peut passer à "très intense" à intervalles réguliers. Il faut un bon programme d'attaque (une succession de micro-objectifs) et une grande force mentale car tu es le/la seul-e à pouvoir te remobiliser en cas de désespoir.

Ce désespoir peut venir de doutes scientifiques, personnels ou de déceptions vis-à-vis de l'université ou des personnes censées t'encadrer mais cependant absentes - qu'elles soient surchargées de travail ou dilettantes. Oui, il y aura une série de personnes le long de ton parcours que tu voudras encastrer dans un mur, réaction dont la violence est à hauteur de la violence de leur indifférence à ton égard. C'est dur (même pour les moins sensibles d'entre nous) et solitaire.

D'autant plus du fait du manque d'équipement. Pas de bureau, à peine un bureau collectif, pas d'imprimante, d'accès internet fiable etc. à l'université. Pas d'accueil non plus, type "entrée en service", même quand tu deviens salarié et donc employé-e par l’université : des tas de questions pratiques restent en suspens, ce qui peut aussi générer des pertes de temps, en plus des doutes la première année. Tu es encouragé à entamer des projets collectifs mais tu ne croises jamais tes collègues dans le couloir, tu ne rencontres personne spontanément, l'info ne circule pas et quand le projet se met en place, tu en viens à travailler par Skype depuis ton salon avec ton/ta collègue bruxellois-e. Il faut de la discipline personnelle pour se créer sa propre structure. Trouver une façon d'établir un lien régulier avec l'université et un encadrant/quelques collègues (sous forme d'un projet, d'un cours) pour se sentir suffisamment intégré et donc investi dans les moments de flou. La discipline va flancher et les doutes prendre le pas et c’est là que fuit le temps et que grandit l’impression tenace que tu ne vas jamais y arriver.

Il y a aussi toute la partie consacrée à la valorisation de tes recherches (colloques, articles, collaborations, projets), que j’ai appelé dans mon organisation « troisième mi-temps ». Au final ce doctorat qui n'est pas insurmontable se fait dans une certaine urgence.

Il y a des périodes de travail intense et des périodes de grande liberté d'horaire (note : pas de travail « en labo » dans mon domaine. Tu peux travailler en pyjama chez toi). Dans les deux cas, l'équilibre et la limite entre temps personnel et temps de travail sont toujours difficile à faire respecter (une recherche à lire avant de prendre une décision). Il est parfois compliqué de tailler sa route entre tout ça. D’autant plus, en tant que femmes. On reçoit une sorte de lavage de cerveau selon lequel il ne faut absolument pas faire d'enfant durant la thèse sous peine de catastrophe (ici, et , des exemples de témoignages de sexisme dans l'université, spécifiquement par rapport à la maternité). Suivant l'idée qu'il faut que tu donnes ton corps et ton âme à la science sans interférence de ta vie personnelle : tu es un esprit pur (image valorisante à double tranchant pour les hommes et pour les femmes, car un esprit pur est malgré lui aussi au-dessus des droits de base du travailleur)(avoir un bureau est un droit de base)(les droits d’auteurs aussi). Mais d'un autre côté, rares sont les autres jobs qui te permettent tant de flexibilité horaire et d'adaptation et donc de place pour une vie personnelle, si tu t’imposes un peu. A noter que dans mon cas, je n’ai été capable de m’imposer que lorsque j’ai maîtrisé « psychologiquement » mon sujet. Avant cette étape, lavage de cerveau + sensation de ne pas m’en sortir me donnaient vraiment l’impression qu’il n’y avait pas de place pour autre chose dans ma vie.

Malgré tout, tout n'est pas noir. Il est possible, à intervalles tout aussi réguliers, de retrouver le plaisir de la recherche et de sa matière, de réaliser des choses utiles et percutantes, raisons pour lesquelles on est là, à la base (en tout cas moi, considérant mon sujet comme politique et ayant un message à faire passer). Le côté solitaire veut également dire qu'on dispose de plages de travail à l'abri des choses désagréables (alors qu'un employé normal est sans cesse sur son lieu de travail, confronté tant à ce qu'il apprécie qu'à ce qu'il trouve insupportable dans son entreprise et chez ses collègues).

Sous certains aspects, c'est un boulot (très) précaire et (très) abusif. Sous d'autres, c'est beaucoup de libertés que tu ne trouveras pas ailleurs.

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Commentaires
L
Je réponds à vos commentaires car je suis moi aussi révoltée que de tels propos soient encore tenus ! J'ai la chance de faire ma thèse à Montréal, dans une société qui a beaucoup évolué sur le plan des droits de la femme et qui est très respectueuse de ces dernières. De mon côté, la question de la maternité m'a été posée dès la première rencontre avec mes directrices et lorsque j'ai manifesté mon désir de devenir mère peut-être pendant mon doctorat, elles m'ont dit qu'elles me soutiendraient à 100% et que c'était un si beau moment dans la vie qu'elle ne m'en tiendraient jamais rigueur...Elles m'ont assuré que je ne devrais jamais avoir peur au moment de leur annoncer. Cette réponse n'est sans doute pas totalement la norme ici non plus mais quand même...quel beau soulagement et quel écart entre mon expérience et vos témoignages.
N
@ Zéphine : je dirais bien que je suis sur le cul, mais en fait, je suis outrée de façon renouvelée plutôt qu'étonnée. Cette culture patriarcale est bien présente à l'université, peu importe le domaine. Il y en a peut-être où elle s'exprime plus franchement, mais elle est là même dans les sciences humaines, qui développent pourtant une vision progressiste de la société vers l'extérieur. Bref, grosse grosse déception pour moi, et je comprends ta douleur face à cet injonction inappropriée.
E
@zéphine: !!!!!! <br /> <br /> Ça me rappelle un prof qui disait qu'une femme n'avait pas sa place en tant qu'archéologue, surtout si elle portait des jupes et/ou des talons dans son quotidien.
Z
Quand je préparais ma demande de bourse FRIA, mon superviseur m'a dit de but en blanc "tu es ici pour faire de la recherche, je n'accepterai pas que tu sois enceinte".<br /> <br /> Au delà de la violence de ses propos en tant que tels, le fait qu'à l'époque j'étais en pleine remise en question sur la maternité (je ne voulais pas avoir d'enfant, mais venais d'apprendre que je ne pourrai probablement de toute façon pas en avoir... La différence entre "ne pas vouloir"de son plein gré et "ne pas pouvoir"contre son gré ma beaucoup chamboulée), et je n'avais absolument pas besoin d'avoir cette emprise patriarchale absolument absurde de la part de quelqu'un qui ne devrait avoir AUCUN contrôle sur ma vie privée.<br /> <br /> <br /> <br /> Je m'en veux encore de ne pas avoir réagis violament à ses propos, complêtement sonnée que j'étais... A voir les témoignages que tu as mis en lien dans ton article, je ne suis pas la seule à qui on a dit ça, et c'est inadmissible.<br /> <br /> <br /> <br /> Tout comme il est inadmissible d'entendre mon autre superviseur me dire que j'avais été une entorse dans sa ligne de conduite puisqu'il n'accepte normalement pas de filles en mémoire de master ou en thèse, sous prétexte que le boulot de terrain est trop physique pour elles, qu'elles ne sont pas prêtes à se lever vers 5h du matin en s'étant couchées à 1h du mat, que de toutes façon une fois par mois elles ne sont bonnes à rien, et qu'elles foutent la merde avec les membres masculins de l'équipe...<br /> <br /> Il m'a dit ça lors du repas d'après défense de thèse, et je peux te dire que là par contre il a entendu ma réponse!
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